Project Description
Il s’agit de photographies de murs prises avec un iPhone sur un temps qui n’est pas compté. C’est en effet une recherche sans temporalité ni géographie précise, et il n’y aurait aucun enseignement à faire connaître les dates exactes des prises de vue, pas plus qu’il y aurait un enseignement à faire connaître avec précision les lieux photographiés. Mais quels que soient les détails de cette nature que Marc Feld nous donnerait, il ne saurait nous renseigner sur l’étendue et l’achèvement de ses travaux. Et pour cause. Lui-même n’en sait rien. Les murs eux-mêmes de leur côté non plus, qui offrent leurs surfaces vivantes dans un état naturel lié aux seules injures du temps et vierge de toute intervention humaine.
Ce n’est donc pas un travail de mémoire, même si Marc Feld opère comme un archéologue dont le souci est de se nourrir du rapport au temps. C’est une recherche de nature paradoxale, à la fois stratigraphique et esthétique, qui épouserait la position du collectionneur. Mais au contraire des pièces tactiles et souvent disparates qui sont celles d’un cabinet de curiosités, Marc Feld enrichit, au gré de ses périples, une collection de couches successives et intemporelles, une collection de plans fixes, que l’on peut d’ailleurs mettre en mouvement, qui sont les pièces visuelles du décor altéré de la rue.
Il faut d’abord, c’est la démarche de Marc, savoir considérer les murs. S’attacher à comprendre ce que les murs veulent dire avant qu’ils aient été photographiés, et ce qu’ils gardent de connaissances à nous offrir après qu’ils aient été emmagasinés. D’abord différencier les murs qui ne disent rien, ou ceux qui en disent en trop, des murs qui sont à la bonne échelle d’informations visuelles, laquelle est souvent liée au nombre de couches à exploiter, selon la connaissance qu’a le conservateur de son métier.
Photographier la texture d’un mur c’est aussi être le garant du bon cadrage, sans être sûr que l’auteur de l’usure – la pluie, le vent, la pollution – ait pu fournir, ou ait même suggéré, une quelconque indication. Mais, le plus souvent, ces auteurs anonymes n’indiquent pas de cadrage, n’énoncent aucune notion de marge, de centralité, ni même d’équilibre. Au mieux ont-t-ils donné, sans doute pour faire illusion, l’impression de certaines figures, anthropomorphes, arboriformes, corniformes, arbalétiformes. Libre à chacun de les qualifier.
Mais qu’est-ce que cela veut dire de ne vouloir rien dire ? Malheureusement un mur est difficile à interroger. Soit il parle tout seul, soit il se tait, soit il attend une intention pour se mettre à parler. Quand deux murs se regardent, ils forcent un petit couloir étroit dans lequel se joue le passage du figuratif au non-figuratif. Une question fondamentale que Marc Feld évoque pour son travail de peintre, se référant aux visages des fous de Goya dans sa petite peinture de l’asile de Saragosse L’Enclos des fous (Corral de locos). On peut d’ailleurs trouver dans cette peinture un appel à la mémoire des signes qui sont toujours présents dans les lieux d’enfermement. Le petit couloir étroit est donc ce passage forcé d’un univers à un autre, un lieu d’échange, un jeu – nous dit Marc – d’ombres et de lumières, comme ce ciel bleu fantastique chez Goya qui vient aveugler une scène obscure d’humanité pitoyable.
Il est tout à fait impossible de saisir le sens des murs du dehors sans avoir la pleine conscience des murs du dedans. Marc Feld nous donne accès à l’espace de reproductibilité. Il prend dans sa peinture ce qui est unique, le phénomène vibratoire, le désir de couleur, la gestuelle, l’accident, le hasard, et profite de la photographie pour achever le processus de sédimentation. On sait un peu, au sujet des murs du dedans, qui en sont les auteurs, les patients-prisonniers, et ce qu’ils veulent dire. D’une certaine façon, cela ressort toujours du domaine figuratif, même quand cela touche à l’hallucinatoire ou au délirant. Les murs du dedans sont volubiles.
Mais les murs du dehors, à quelques exceptions près, sont d’abord muets. C’est sans doute pourquoi il n’y a d’autres réponses que de convoquer le temps long, et pourquoi Marc Feld fait autant appel à ses amis poètes, à qui il laisse d’ailleurs souvent la préséance de ce qu’il adviendra pour lui. Les poètes écrivent et, après eux, le peintre se met au travail – autour, dedans, à côté – de l’écriture de ceux qui habitent le préau des fous.
Dominique Carré